Nicolas Dubreuil en immersion chez le peuple du fleuve
Après une première mission de repérage sur les îles Bijagos, le trimaran Titaina Explorer a mis le cap sur la Guyane en décembre 2019. Nicolas Dubreuil, Directeur du développement durable et Expert des expéditions polaires et tropicales de PONANT, nous raconte son expérience au cœur de la jungle guyanaise.
Le peuple du fleuve
Nicolas Dubreuil : « Ça y est, je retrouve enfin Olivier et Yannick à bord du Titaina Explorer à Saint-Laurent-du- Maroni en Guyane. Pour nous, une nouvelle mission : explorer les possibilités que nous offre le fleuve Maroni. Aucun bateau de croisière n’est jamais remonté jusque-là car le Maroni est très peu profond.
Dès mon arrivée, les rendez-vous administratifs s’enchaînent. La première chose à faire, c’est de bien comprendre où en est le projet de dragage du Maroni et quelles sont ses implications, pour nous et pour l’écosystème environnant. »
La navigation dans le Maroni
« Saint-Laurent-du-Maroni est une ville qui s’étend à vue d’œil. Les raisons sont multiples et dépendent en partie d’une immigration surinamaise galopante. La maternité Saint-Laurent-du- Maroni n’arrive plus à satisfaire à la demande. Cette deuxième ville du pays se retrouve bien isolée. Les quelques 200 kilomètres qui la séparent de la capitale ne sont franchissables que par une petite départementale ou par les airs. Dans ce contexte, le transport maritime représenterait une solution beaucoup plus rapide et écologique pour ravitailler tout l’ouest de la Guyane. Alors, le gouvernement guyanais a décidé d’effectuer des travaux de dragage du Maroni aux trois points clefs les moins profonds.
Nous arrivons au bon moment pour manifester notre intérêt et discuter des problèmes techniques. A l’heure actuelle, en fonction des marées, nos navires pourraient atteindre Saint-Laurent-du-Maroni environ 30 % de l’année. Nous proposons de draguer jusqu’à 5 mètres 50 pour parvenir à une navigabilité de 90 %. Cette solution est en phase avec les attentes du gouvernement et semble convenir à tout le monde.
Lors de cette réunion, je découvre que le fond sableux du Maroni va être rejeté en mer afin de se disperser dans l’océan. Mais, je sais aussi qu’à l’entrée du Fjord, la longue plage d’Awala, lieu de ponte principal des Tortues luth, subit l’attaque inexorable du Fleuve. Il creuse sa rive droite, désensablant cruellement la plage d’Awala, ce qui diminue considérablement, les possibilités de pontes. Certains attribuent l’action du fleuve à l’orpaillage, d’autres au dérèglement climatique… Mais en réalité, personne n’en connaît la cause. Alors, je propose d’initier une étude d’impact environnemental pour déterminer les raisons de ce phénomène qui s’accroît chaque année et déterminer si le sable extrait lors du dragage permettrait de réalimenter cette plage et, de fait, de conserver l’habitat des Tortues luth. Affaire à suivre avec la Fondation Ponant…
La réunion avec les représentants des opérateurs touristiques de Saint-Laurent-du-Maroni est passionnante. Le tourisme pratiqué ici est un tourisme très familial, d’aventure et éco-responsable dans la majorité des cas. Sur le plan touristique, la Guyane souffre d’une image particulièrement mauvaise. Tout ce que l’on entend de la Guyane, et en particulier de cette région ouest, ce sont les problèmes d’immigration surinamaise, de trafic de drogue, d’orpaillage et d’un écosystème particulièrement agressif. Tout ceci existe, mais dans une dimension nettement moindre. La Guyane française est une région exceptionnellement riche en biodiversité et beaucoup moins dangereuse que ce qu’on imagine. Une fois de plus, notre mission est de faire passer nos passagers du virtuel au réel en les plongeant dans cette nature véritable. »
La Guyane, une histoire modelée par le bagne
« Un pan peu reluisant de l’histoire française mais tellement présent en Guyane qu’on ne peut pas passer à côté : le bagne. Une histoire aussi tragique que fascinante ! Qui peut rester insensible à visiter le Camp de la Transportation à Saint-Laurent-du-Maroni ? Des murs pas très hauts car la véritable prison, c’est la forêt guyanaise. Trois délits consécutifs en France et c’est directement le bagne. Quelle émotion de découvrir la cellule 47 avec ce nom gravé au sol : PAPILLON ! D’un coup, ce sont mille récits d’aventures qui vous sautent au cerveau. C’est à l’occasion de cette visite et par le récit d’un ancien bagnard que je découvre l’existence de nombreux autres camps. L’existence de certains était bien cachée : c’étaient en effet les camps les plus durs, ceux où l’on envoyait les prisonniers les plus récalcitrants. Des camps en pleine jungle, au milieu des marécages… C’est l’administration pénitentiaire elle-même qui a décidé de la fermeture de ces camps, beaucoup trop dangereux. Et si nous parvenions à en découvrir un ? Et si nous retombions, en plein cœur de la forêt guyanaise sur les vestiges d’un de ces camps complètement inconnus… Il faut que j’enquête ! »
La Guyane, le symbole de la biodiversité
« Mais avant de partir : l’intendance ! Une visite au marché de Saint-Laurent-du-Maroni s’impose. Un marché tellement coloré. Je ne connais pas la moitié des aliments qui sont exposés. Des groseilles ? Mais ça ne ressemble en rien à des groseilles ? Les fruits multicolores illuminent ce marché. Ce qui frappe particulièrement et s’accorde parfaitement avec la richesse de la flore, c’est la diversité des peuples. J’ai passé une heure à sillonner ce marché et j’ai entendu mille langues ! J’ai croisé mille ethnies ! Quelle richesse incroyable, un heureux dommage collatéral du bagne. En plus de sa peine, un bagnard devait rester au moins la durée équivalente en Guyane, ce qui finissait par les couper complètement du monde occidental et les incitait à s’y installer, augmentant ainsi la diversité du fleuve.
Cette visite du marché me fait réaliser que le monde occidental moderne essaye d’appliquer une règle qui ne fonctionne pas ici. On ne peut pas utiliser le fleuve comme frontière ! Cette ligne en pointillé sur les cartes qui coupent le fleuve Maroni en deux, séparant la France et le Suriname est une hérésie complète. Ici, le fleuve est un élément d’unité. Il rassemble tous ces peuples qui passent allègrement d’une rive à l’autre. Kalin’a, Bouchiningué, Negmarron, Surinamais, Amérindiens, etc… Tous, ne font qu’un : le peuple du fleuve ! Au milieu de ce balai incessant de pirogues, des gendarmes français essayent tant bien que mal de faire respecter une impossible loi moderne. Il faut s’adapter à cette évidence.
Demain matin, nous partons tôt pour nous enfoncer dans toutes les criques navigables du fleuve Maroni. Des centaines de kilomètres à parcourir, en Zodiac et à pied dans la jungle, pour découvrir la faune, la flore, la culture et l’histoire. Il n’y a pas d’offre touristique, nous devons la créer ! Nous partons sur la trace de l’évasion de Papillon… Je rêve de découvertes ! »
La forêt guyanaise et son réseau de criques
« Nous descendons le Maroni en réalisant toutes les mesures de profondeur possibles et imaginables. La navigation est impressionnante : le chenal nous oblige en effet à passer très proche de la forêt, à seulement une dizaine de mètres ! Nous avons l’impression de pouvoir toucher les arbres. Les oiseaux semblent prêts à se poser sur le pont. J’imagine la vue que l’on aurait depuis un PONANT EXPLORER : depuis sa cabine à n’avoir d’horizon que la forêt ou depuis le dernier pont à surplomber la canopée ! Ici, la forêt est le prolongement végétal de la mer, elle est complètement mélangée à l’eau. Tout se mêle, il n’y a pas réellement de frontière.
Nous remontons jusqu’à la bouée d’atterrissage pour réaliser tous nos sondages. A certains passages, nous avons moins de deux mètres d’eau sous la quille : et pourtant, nous nous situons à plusieurs milles de la sortie du fleuve, en pleine mer !
De retour à l’intérieur du Maroni après cette matinée de sondage, nous nous enfonçons dans la forêt en remontant une crique au maximum de notre tirant d’eau. Puis, c’est parti ! Nous descendons le Zodiac pour nous lancer à l’aventure. Décembre est la pire saison, il pleut énormément… Et « énormément » en Guyane n’a pas la même signification qu’en France. Ce sont des trombes d’eau qui s’abattent sur nous régulièrement. Mais l’eau n’est pas froide et il fait tellement chaud… Un autre avantage de la pluie : sur le coup, il y a moins de moustiques. Rien ne sert de se protéger à outrance, rien ne résiste. Il faut prendre son mal en patience et s’adapter.
La nature est vraiment sublime à l’endroit où nous nous situons. Très diverse, un mélange de mangrove et de forêt, des criques qui deviennent de plus en plus étroites, un bonheur visuel et sonore. On a du mal à imaginer survivre dans cet environnement particulièrement hostile. Comment Papillon, le célèbre bagnard, a-t-il réussi à survivre et à traverser cette zone sans se perdre ? Nous naviguons dans un labyrinthe de criques. Sans carte, sans GPS nous serions très vite perdus. Quand tout à coup la pluie tombe, c’est un rideau gris qui nous bloque complètement la vue. Magnifique et mystérieux !
Nous explorons méticuleusement chaque bras de rivière. De temps en temps nous sommes bloqués par des arbres ou simplement par la fin de la crique ; d’autres fois nous débouchons dans un autre bras.
Dans le coude d’une crique, je débarque pour évaluer la possibilité de progression dans la forêt. Cette forêt qui donne l’impression de nous observer. Combien d’yeux sont fixés sur moi quand je réussi à franchir le marécage boueux de mangrove pour atteindre la partie solide de la rive ? Les lieux grouillent de vie ! Je progresse doucement à la machette. Attention à ne pas soulever les feuilles des arbres par en-dessous… Ce sont là que les araignées se protègent de la pluie battante. Mon GPS ne fonctionne plus à l’intérieur de la forêt, la couverture végétale est trop dense. Alors, je balise mon chemin en cassant des branches à différentes hauteurs pour signaler des changements de direction. Cela fait dix minutes que je suis parti : Olivier qui m’attend dans le zodiac ne m’entend déjà plus. La progression est lente, mais le terrain est stable et intéressant. Quelques araignées, un serpent, les cris des oiseaux. Il fait une chaleur de dingue. J’avance. Je cherche le meilleur passage. Je voudrais retomber sur un autre bras ou mieux, découvrir des vestiges… Je n’ai pas débarqué ici par hasard… J’ai regroupé plusieurs informations pour trouver – peut-être – l’emplacement de ce fameux camp de bagnard. Mais, toujours rien. Et là, je suis bloqué par une mangrove inextricable. Prudemment, je retourne sur mes pas. Pas facile de retrouver son chemin dans cette jungle.
Je fais un autre test à un autre endroit, mais pareil… En un peu plus boueux ! Pas simple ! Mes indications ne sont pas assez précises. Demain, je dois rencontrer un Shaman Kalin’a… Je lui parlerai de tout cela, il aura peut-être des idées…
Notre retour vers le Titaina est un peu plus mouvementé que prévu… Un trou dans une durite et nous ne pouvons plus démarrer le Zodiac. Pendant qu’Olivier trouve une solution de fortune à cette panne, je pagaye pour que le fleuve ne nous coince pas au milieu de la mangrove ou dans des zones dangereuses. Malheureusement, c’est une marée montante qui nous pousse vers l’intérieur ; heureusement il ne pleut pas…. Aïe ! J’ai parlé un peu vite ! Des trombes s’abattent sur les naufragés que nous sommes au même moment que le moteur redémarre. Cela nous fait bien rire ! Nous arriverons à rejoindre le Titaina à la tombée de la nuit. Nuit que nous passerons au mouillage au milieu de la crique, entre les singes hurleurs et les perroquets… Un rêve éveillé ! »
Tchalimina, celui qui sait…
« Il est important de décrire cette étape essentielle du repérage : trouver les bons contacts ! Nous devons identifier les bons interlocuteurs, les passeurs avec qui nous pourrons construire une vision commune du projet et s’engager pour un partenariat à long terme.
Cela se passe souvent de la même manière. Parmi les dizaines de personnes que nous rencontrons ou que l’on nous conseille, il faut faire un tri et ne pas se tromper afin de choisir le profil qui convient en fonction du but que nous nous fixons.
Mon objectif : que nos passagers vivent une aventure authentique dans la jungle, qu’ils rencontrent l’enfant qui rêvait de tribus isolées, de ruées vers l’or, et qui sommeille toujours au fond d’eux. Je cherche une personne de confiance, un expert du terrain, un local et, surtout, quelqu’un qui a envie de partager.
Mon choix s’oriente naturellement vers un Amérindien, de préférence un chasseur, un chef de tribu, plutôt un ancien mais surtout une personne fière de son pays. On me donne un contact, je n’ai que des descriptions de lui… Un détail me plaît : il n’est pas intéressé par une rencontre à Saint-Laurent-du-Maroni. En revanche, il me fait savoir qu’il construit une pirogue dans un petit village à l’embouchure du fleuve, si jamais l’envie me prend de venir la voir… Ça y est ! Le jeu a commencé !
Il va falloir l’amadouer. Dans ce genre de relation, l’argent et les promesses n’ont aucune prise, seule l’authenticité compte. Ces gens lisent en nous comme dans un livre ouvert. La sincérité est la clef.
Je lui téléphone. Il s’appelle Gaëtan (un vrai nom de Breton !). Il me fixe rendez-vous sur une plage. Le Titaina arrive en avance – surtout ne jamais être en retard à un rendez-vous. Il fait un temps exécrable, mais il ne pleut pas. Je le guette aux jumelles. Je l’aperçois au bout de la plage. Sa silhouette et son aisance dans cette région tropicale ne trompent pas… C’est bien un Amérindien. Un Amérindien qui s’appelle Gaëtan. Je saute dans le Zodiac, Yannick va me déposer sur la plage. Mais je connais déjà mon handicap : je suis trop grand par rapport à lui.
J’arrive sur la plage, je saute du Zodiac. C’est le moment, si important, de la première rencontre. C’est là que tout va se jouer, confiance ou défiance, sympathie ou animosité. Il me regarde et ne dit pas grand-chose. Je marche en contrebas de la plage pour me faire plus petit. Je lui pose des questions. Il répond vaguement. Il me teste à partir des questions que je pose : elles ne sont pas bonnes… J’ai du mal à me concentrer car je me fais manger par les moustiques innombrables en cette saison des pluies. Il marche doucement. Je ne veux pas sortir l’antimoustique et montrer une faiblesse. Sauvé, la pluie se met à tomber en trombe ! C’est à ce moment qu’il décide de me parler longuement sans bouger. Il est un peu à l’abri, tandis qu’un lac se déverse sur ma tête. Je sens bien ma dégaine ridicule, les cheveux plaqués sur la tête, la chemise collée au corps. Le vent se lève et me glace. Il tourne le dos au vent, moi la pluie me cingle le visage. Et il parle, parle, parle… Bien lentement… En cherchant ses mots… Il me teste. Je ne bronche pas : j’adore la pluie et le froid, je connais. Ouf, il propose qu’on se mette à l’abri d’un carbet, cet abri de bois typique des cultures amérindiennes.
La discussion continue… on parle de tout, de rien, j’essaye d’apprendre le maximum de choses sur lui. Je lui décris nos projets, ce que nous avons envie de montrer aux passagers. Je lui demande s’il accepterait de m’accompagner dans les nombreuses criques autour de son village et s’il voudrait bien me présenter sa jungle, son village et sa famille. Sa réponse en dit long : « Oui, pourquoi pas, j’ai plein de choses à faire, mais je vais m’arranger ! » Ça, c’est bon ! Ça commence à prendre !
On monte sur le Titaina. J’explique à mon interlocuteur que nous souhaitons confronter nos passagers à une nature véritable, sauvage et intacte, et les pousser à devenir des ambassadeurs de son pays. C’est pour cela que j’aimerais leur proposer une randonnée au milieu de cette jungle. Il faut qu’il m’emmène ! Je lui demande de m’apprendre des phrases en kalinéen. Il sourit et me dit d’apprendre ça :
- Toualo atcho : fais attention
- Tilpolote pompa keton : ne vas pas là-bas
- Mootake : tu vas te blesser
- Soupara a toukou : tu ne sais pas te servir du coupe-coupe
Le message est clair : il se moque de moi ! Je le regarde et je lui dis : « Je vois que tu n’as pas franchement confiance en moi ! » Et là, on explose de rire tous les deux ! Il me regarde dans les yeux et me dit : « mon nom amérindien est Tchalimina – celui qui sait. Bienvenue chez moi ! » Ça y est, c’est parti !
Tchalimina est né et vit dans un tout petit village amérindien typique de la jungle guyanaise. Son savoir est impressionnant, il connaît chaque recoin de la jungle, chaque plante, chaque bruit ! Je goûte tout ce qu’il me dit de goûter. Je dois lui montrer que j’ai confiance en lui pour qu’il ait confiance en moi. Un bout de feuille, de l’écorce, de la sève… Une larve… Hum… Pourquoi pas ? Je pense à ma fille, quand on regardait tous les deux Le Roi Lion et à ce passage qu’elle aime tant quand Simba croque dans une chenille. J’entends son rire si doux lorsque je mords à pleines dents dans cette grosse larve juteuse… Tchalimina me regarde et me dit : « Ce n’est pas terrible hein ? Moi, je n’aime pas du tout ! » Le traître ! »
Le bagne et les Amérindiens
« Impossible de ne pas lier l’histoire moderne de la Guyane à la présence du bagne ! Ou plutôt, des bagnes. Le camp de la Transportation à Saint-Laurent-du-Maroni n’est pas unique dans la région, il est le camp central de la « colonie agricole pénitentiaire du Maroni ». Il existe donc des bagnes annexes et isolés dont personne ne parle et dont la trace a été perdue au milieu des 1 500 km² longeant le Maroni. J’ai même découvert, dans un livre, l’existence d’un bagne situé en pleine jungle au milieu de la mangrove, a priori pas très loin de là où nous sommes… Mais je ne suis pas arrivé à le trouver dans cet enfer vert.
Les bagnards ont été utilisés pour effectuer toutes sortes de travaux. La ville pénitentiaire de Saint-Laurent-du-Maroni était tellement bien entretenue que, lorsqu’Albert Londres y séjourna, il la comparera à un petit Paris. Et encore maintenant, lorsque l’on traverse certains quartiers, on se retrouve propulsé au cœur d’un film des années 30.
La première grande infrastructure est la construction d’une ligne télégraphique reliant Cayenne à Saint-Laurent sur plus de 353 kilomètres, avec un tronçon particulièrement délicat lors de la remontée du Maroni. L’entretien de la ligne est géré par un surveillant et assuré par quinze à vingt condamnés annamites, malgaches et coolies, qui, de l’avis de l’administration pénitentiaire « résistent mieux que les Européens à la malaria, si fréquente dans les régions marécageuses que traverse la ligne ». En 1910, la ligne télégraphique est déplacée le long de la route pour simplifier sa gestion. Les bagnards sont alors envoyés récupérer la précieuse sève des balatas, le latex… Le nouvel or de l’Amazonie. Mais les conditions de vie sont tellement dures qu’en septembre 1918, l’administration pénitentiaire elle-même fustige la gestion de ces camps et décide de les fermer.
C’est alors que les Amérindiens Kali’na réinvestissent la zone progressivement et non sans mal, car comme le dit un surveillant pénitentiaire, cette région est « incontrôlable et infestée d’évadés ». Comme Papillon lors de sa tentative d’évasion du bagne de Saint-Laurent-du-Maroni, cette mangrove est l’étape obligatoire pour se cacher et construire une embarcation capable de prendre le large. On se souvient encore, de mémoire d’homme, d’événements tragiques et d’attaques sanguinaires de villages amérindiens par des bagnards évadés qui n’avaient plus rien à perdre.
Je rêve d’offrir à nos passagers une aventure unique, une découverte exceptionnelle, bien loin des sentiers battus. Quelque chose que personne ne fait. Retrouver ce bagne et se confronter au réel, loin des musées et des reconstitutions.
Je retourne voir Tchalimina pour lui parler de mon échec lors de la recherche de ce bagne. Avant de m’aider, il me propose de venir voir quelque chose de très particulier : un arbre, l’arbre des Chamans. C’est un magnifique cadeau qu’il me fait. C’est là-bas que, pour son initiation chamanique, Tchalimina s’est laissé piquer par des centaines de Youkouli, fourmis particulièrement agressives, qui l’ont plongé dans une sorte de coma pendant plusieurs jours afin de lui permettre de dialoguer avec les esprits. »
Accompagnés de son plus jeune fils, nous marchons dans la jungle. Je l’interroge sur de gros trous dans le sol :
« Il y a des rats ici ?
– Ah ! non, ça, c’est Matoutou…
– Matoutou ?
– Oui, comme ça ! » dit-il en riant et en pointant le dessus de ma tête avec son coupe-coupe.
Je sentais bien que j’avais un truc sur la tête, mais j’étais trop occupé à regarder par terre. Je passe ma main dans les cheveux et j’y récupère Matoutou… Je vous laisse le plaisir d’une recherche internet pour comprendre.
Tchalimina marche sans s’arrêter. La forêt est sublime, à l’image de ce dont on rêve lorsqu’on regarde les cartes de la Guyane et que l’on savoure ces noms mystérieux : Maripasoula, Awala Yalimapo, Papaichton… Tout à coup, il s’arrête. J’ai juste l’impression qu’on a marché dans tous les sens, mais mon GPS me montrera l’incroyable précision et l’incroyable savoir de Tchalimina pour naviguer dans cette jungle impénétrable.
« Maintenant, tu ne dois plus faire de photos, laisse ton sac ici, éteins ton GPS. Tu dois fermer les yeux, baisser la tête et me suivre en mettant une main sur mon épaule. Ne t’avise pas d’ouvrir les yeux et surtout ne touche pas les arbres. Et puis, tiens, bois ça ! »
J’écoute mi-intrigué, mi suspicieux. Je bois… C’est très amer… On dirait du kava de nouvelle Calédonie, ou plus simplement de la boue. Nous marchons quelques minutes. J’ai la tête qui tourne, je ne sais pas si c’est la chaleur, l’humidité ou cette boisson. Tchalimina me dit de relever la tête et de regarder. C’est un arbre gigantesque qui ressemble à tous les autres, mais qui est décoré d’amulettes, d’offrandes, de tissus et de cadavres d’animaux. Il fait terriblement sombre. La chaleur est insupportable. L’arbre bouge… J’ai une de ces soifs ! La nuit tombe… Ils vont m’attendre sur le Titaina. Je ferme les yeux.
Je suis assis sur un tronc d’arbre, Tchalimina me tend mon sac. Je suis un peu perdu… L’impression d’avoir dormi profondément. Tchalimina rit aux éclats et me dit : « il faut que tu apprennes à voyager sans bouger. Allez, viens, je vais te montrer ce que tu cherches. »
Nous repartons et, au bout d’une heure au milieu de cette jungle sans fin, nous arrivons pile sur un puits… Un puits en briques en parfait état. Chaque brique porte le sigle AP pour administration pénitentiaire. Nous y sommes. Voici ce fameux camp. Complètement réinvesti par la jungle. Incroyable… Il reste aussi des fondations des baraquements. J’imagine la vie de ces bagnards dans ce coin tellement isolé du monde où les murs et les miradors sont inutiles. J’entends presque leurs conversations et les ordres des matons entre les cris des perroquets et des singes hurleurs. Dans cette forêt sans frontières et sans limites, on prend mieux la mesure de cette nature indomptable, seul rempart à la folie des hommes.
Cette journée épuisante termine ma quête. J’ai hâte de vous emmener là-bas !
A bientôt ! »