Rencontre avec Christian Makarian, directeur de la rédaction délégué de L’Express
C’était un vieux rêve, un chantier impossible pour certains. En 2019, le canal de Suez a fêté pourtant ses 150 ans. Un anniversaire tout relatif quand on sait que les Pharaons en ont dessiné les prémices il y a 4 000 ans, et qu’une nouvelle voie a été inaugurée en 2017. Si les enjeux géopolitiques et économiques ont toujours prévalu, la traversée du canal de Suez, marquant un lien indéniable entre les civilisations, reste une avancée majeure, comme le rappelle Christian Makarian, directeur de la rédaction délégué de L’Express.
Le projet d’un canal, entre le Nil et la mer Rouge, avait déjà été initié durant la Haute Antiquité. Au fil des siècles, il a suscité l’intérêt de toutes les puissances, des Pharaons aux Romains, en passant par les Européens. En quoi cela montre-t-il l’importance stratégique de cette zone ?
Le canal est un projet gigantesque, pensé et construit par les Pharaons, au défi des éléments, pour relier les continents. À savoir que les Pharaons avaient besoin d’un point de passage pour faciliter les échanges entre l’Afrique et le Moyen-Orient, mais aussi pour étendre leur gloire jusqu’aux frontières de l’Iran. Il s’agissait d’un projet géopolitique majeur. Cette tentative des Pharaons est finalement restée sans suite et le sable a repris ses droits.
En arrivant à se positionner sur la construction d’un canal, Ferdinand de Lesseps a placé la France au cœur d’un chantier d’envergure internationale. Quelles sont alors les retombées et les enjeux pour la France dans cette région ?
Au XIXe siècle, la France avait pris pied en Algérie. L’enjeu était de contrôler le Sud de la Méditerranée et de tracer une route pour rejoigne les mers du Sud et l’océan Indien en particulier. Le projet du canal de Suez s’inscrit dans l’ambition de la France d’étendre son influence de manière à concurrencer l’empire britannique. Il se fait aussi au nom du progrès technique : le chantier mobilise des dizaines de milliers d’hommes et des moyens très modernes. Le canal de Suez était en effet conçu comme un plan de jonction entre les civilisations et comme une entreprise de développement des échanges susceptibles de propulser le monde moderne vers l’avenir. Le canal de Suez a bénéficié de l’appui du pouvoir égyptien de l’époque car il représentait un espoir fantastique pour les pays du Sud.
Ferdinand de Lesseps, le colosse de bronze de Port-Saïd
Depuis le 17 novembre 1899, elle dominait l’embouchure méditerranéenne du canal de Suez, à l’extrémité de la jetée de Port-Saïd : une colossale statue de bronze Barbedienne à l’effigie de Ferdinand de Lesseps tenant de la main gauche la carte de l’isthme de Suez. Réalisé par Emmanuel Frémiet et symbole de l’occupation française, le monument est déboulonné de son socle d’origine lors de la crise de 1956. Depuis, cette figure d’un autre temps sommeille dans un coin de la ville portuaire égyptienne, dans l’attente d’un hypothétique – et politique – retour en grâce.
Par quel mécanisme les Britanniques réussirent-ils à prendre le contrôle du canal ?
Sitôt inauguré, le canal a fait l’objet d’une âpre lutte entre les Britanniques et les Français. Après la constatation d’une énorme dette égyptienne, Londres a utilisé sa puissance financière pour prendre le contrôle économique du canal et instaurer une tête de pont pour l’empire britannique, à mi-chemin entre les possessions de la couronne en Afrique, en Inde et en Méditerranée orientale à travers les bases navales sur lesquelles flottait l’Union Jack.
Du projet de développement universel et de pont entre les civilisations, le canal est ainsi passé à un enjeu majeur de politique internationale. L’implantation britannique en Égypte joue par la suite un rôle crucial : durant la Première Guerre mondiale, c’est à partir du sol égyptien que les troupes du général Allenby lancent l’offensive décisive contre l’empire ottoman, en l’attaquant par le Sud.
Le saviez-vous ? La Statue de la Liberté aurait pu être égyptienne ?
« L’Egypte apportant la lumière à l’Asie » ! Tel aurait dû être le nom de la statue colossale imaginée dans les années 1860 par le sculpteur français Auguste Bartholdi qui, retoqué dans un premier temps par les États-Unis, avait choisi de proposer ses services à l’Égypte pour un autre projet de statue monumentale : un grand phare de 19 mètres à l’effigie d’une fellahine, une paysanne arabe montant la garde à l’entrée du canal de Suez, une torche à la main. Le projet se heurte à nouveau au refus du khédive (« seigneur ») d’Égypte Ismaïl Pacha. La suite, on la connaît : le sculpteur s’en retourne aux États-Unis à qui il réussit à vendre son projet. Et c’est ainsi que depuis 1886, à défaut de l’Orient, Miss Liberty éclaire le monde.
La nationalisation du canal par Nasser en 1956 est-elle un symbole fort dans un contexte de décolonisation ? Qu’a-t-elle changé pour l’Égypte et pour les Européens ?
La question du canal fut prépondérante aux yeux de Nasser dans son ambition de détenir le leadership de l’ensemble du monde arabe. En nationalisant le canal, Nasser a pensé infliger une défaite aux Occidentaux qui soutenaient Israël et il a de ce fait provoqué une crise mondiale. Le raid lancé par la France et la Grande-Bretagne, avec l’appui d’Israël, a dû être arrêté net sous la pression des États-Unis et de l’URSS.Malgré ses déboires ultérieurs, Nasser a réussi à infliger un camouflet à la France alors pleinement engagée dans la guerre d’Algérie, et à la Grande-Bretagne, ex-puissance tutélaire de l’Égypte. Les deux grandes nations colonisatrices d’Europe subissent ainsi un revers sur les lieux mêmes où elles avaient voulu montrer leur hégémonie mondiale au XIXe siècle.
Aujourd’hui, que représente le canal de Suez, qui a fêté ses 150 ans ?
Le canal, au XXIe siècle, demeure un enjeu. e maréchal al-Sissi a ressuscité le vieux rêve pharaonique en faisant percer un deuxième canal qui double le premier tracé. Cette zone est également contigüe à la péninsule du Sinaï qui reste une région stratégique pour les autorités du Caire. Enfin, même si le trafic du canal représente aujourd’hui une part infime du commerce maritime international, chacun peut mesurer en empruntant le canal, que cette zone demeure un enjeu essentiel des relations internationales dans un Moyen-Orient qui n’a toujours pas trouvé sa stabilité.
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