Itinéraire d’une étoilée
À l’occasion de la présence à bord d’Anne-Sophie Pic, invitée d’honneur d’une croisière gastronomique en Norvège en mars 2024, Escales revient sur l’ascension de la cheffe la plus étoilée au monde, désormais à la tête de huit restaurants, de Valence à Lausanne en passant par Megève, Londres et Hong Kong.
Entre héritage et retour aux sources
Voyager et forger sa personnalité, rencontrer et découvrir des cultures : Anne-Sophie Pic a un peu de tout cela à l’esprit lorsque, étudiante, elle pousse les portes d’une école de commerce international parisienne. Des études qui l’amènent à caresser ses rêves de jeune fille : mode, luxe et création. Elle découvre également le Japon et voit émerger les prémices de sa passion pour ce pays et pour l’Asie en général.
Pendant ses jeunes années, sans doute animée de quelques velléités d’indépendance, Anne-Sophie Pic prend donc le temps d’explorer d’autres univers, en marge de la cuisine qui a bercé son enfance. Celle de son grand-père, André Pic, lui-même élevé dans les tabliers d’une mère cuisinière, Sophie Pic, qui fonde l’Auberge du Pin à Saint-Péray, en Ardèche. Décoré de trois étoiles Michelin, André Pic créé la Maison Pic au milieu des années 1930. Son fils, Jacques, reprend les rênes en 1956 et regagne les étoiles perdues après-guerre. Ce prestigieux sillon familial, Anne-Sophie Pic met quelques années à oser le suivre et à inscrire ses propres pas dans la succession de ces monuments de la gastronomie.
Archive photo de la Maison Pic.
En route pour les étoiles
Sans formation hôtelière, en véritable exploratrice de la profession, Anne-Sophie Pic se lance dans l’aventure en 1992, avide de découvertes. Aux côtés de son père, dans un premier temps, qui lui transmet les secrets du métier. Puis seule, à partir de 1997 : elle prend alors avec audace la direction de la cuisine et de la création tandis que son mari David Sinapian se charge de la gestion et de la stratégie de l’établissement. Ils développent depuis ensemble un groupe de restauration et d’expériences culinaires d’exception, le groupe Pic.
Anne-Sophie Pic et David Sinapian.
Le fait d’être autodidacte m’a incitée à trouver une autre voie.
Les débuts sont difficiles. « femme », « fille de », « autodidacte »… Rien ne lui est épargné. Mais c’est avec passion, persévérance et conviction que la jeune cheffe maintient le cap. Guidée par son intuition et ses émotions, elle fait son chemin dans cet univers résolument masculin. « Au début, j’avais soif de techniques, se souvient-elle. En tant que femme autodidacte, je pensais qu’on ne me pardonnerait pas de ne pas être à la hauteur techniquement ».
Cette technique, Anne-Sophie Pic l’aiguise par la pratique sur le terrain. De quoi insuffler à sa cuisine un formidable vent de liberté et laisser éclore sa propre signature culinaire qui s’apparente à une philosophie, l’Imprégnation : une pensée qui regroupe plusieurs gestes et préparations dont le point de départ est la trame aromatique.
Extrait d’Imprégnation, d’Anne-Sophie Pic, publié chez Hachette en 2023.
La trame aromatique, c’est pour moi le premier pas du plat, ensuite je pense aux textures, aux cuissons, aux sauces. Je pense également très tôt au visuel qui doit susciter l’envie et donner une idée du goût. Puis j’essaye de comprendre l’ingrédient, d’en tirer la quintessence pour le marier au mieux.
Anne-Sophie Pic use donc de tous les savoir-faire pour révéler de nouvelles saveurs : marinade, infusion, macération ou fumage, par lesquels les arômes s’entrelacent et s’associent dans un subtil équilibre, créant des saveurs inédites. C’est en suivant cette pensée créative comme un fil conducteur que sont nés des plats emblématiques tels que les Berlingots ASP©, le Millefeuille blanc, ou le « Homard bleu légèrement fumé et tourteau de casier, voile d’amandes fraiches saké et melon menthe coq », plat servi au Roi Charles III en septembre 2023.
Le Berlingot d’Anne-Sophie Pic© “verdeur fondante, Banon, matcha, fenouil, aneth”.
Mais le spectre de l’Imprégnation ne s’arrête pas là : la réalisation de boissons créatives avec ou sans alcool imaginées avec Paz Levinson, cheffe sommelière exécutive Pic et les pâtisseries créées avec Éric Verbauwhede, chef pâtissier exécutif Pic, sont autant de terrains d’expression de cette philosophie culinaire.
Troisième étoile
En 2007, après dix ans de périple gastronomique, Anne-Sophie Pic se voit remettre une troisième étoile au Michelin. Elle devient alors la seule cheffe en France, triplement étoilée Michelin. Une consécration et la sensation d’un devoir de mémoire accompli.
« L’asperge verte, lentisque, feuilles d’agrumes, bourgeons de sapin. »
Le pas qui doit être fait aujourd’hui, c’est la reconnaissance par les hommes du travail des femmes. Mais ce qui compte pour moi, c’est qu’il y ait avant tout une complémentarité dans le travail entre hommes et femmes. La mixité en cuisine est souvent source d’une émulation très particulière.
Le goût du voyage
Offrir le plus beau des voyages sensoriels : telle est la quête perpétuelle d’excellence qui anime Anne-Sophie Pic et l’amène à rester constamment en mouvement. Ainsi, à la betterave ou à la carotte, deux madeleines de Proust de son enfance, elle se plaît à associer les saveurs plus singulières du whisky ou du sobacha (sarrasin grillé). Au cœur du paysage imaginaire et culinaire d’Anne-Sophie Pic, la routine n’existe pas.
Le voyage relance la rêverie, et ce métier consiste en cela : à rêver puis créer de nouveaux plats en cohérence avec la nature qui nous entoure.
Pour nourrir cet imaginaire, la cheffe étoilée n’hésite pas à prendre le large. « La gastronomie, c’est une façon d’accéder à une nouvelle culture, de s’élever. Le voyage, la gastronomie, tout cela fait sens ! C’est pour moi une source d’inspiration extraordinaire. (…) Et même s’il est difficile de quitter son restaurant, convient-elle, il faut s’autoriser à aller chercher de l’oxygène ailleurs, à remettre les choses en perspective, c’est absolument essentiel ! » Anne-Sophie Pic laisse ainsi libre cours, dès qu’elle le peut, à son envie de découvrir de nouveaux paysages pour se rendre au plus près de la terre, des producteurs et de leurs produits afin de s’imprégner des lieux, de s’ouvrir à de nouveaux ingrédients, de nouvelles techniques. « C’est un sentiment merveilleux ! »
Je suis toujours à la recherche d’associations de saveurs inédites et complexes. J’aime sortir des sentiers battus et consensuels pour arpenter des terres gustatives plus exigeantes telles que l’amer et l’acide, l’iodé, le torréfié ou le fumé.
La gastronomie scandinave dans le regard d’Anne-Sophie Pic
« Les pays scandinaves ont dû créer une gastronomie avec leurs contraintes climatologiques, et c’est cela qui est très intéressant. Ils jouent avec la fermentation, les fumages, les marinades, le salage, l’imprégnation… Je trouve ces techniques de cuisine fascinantes. Dans les Lofoten, nous avons assisté au séchage du skrei, le cabillaud norvégien. En filets ou entiers, les poissons séchaient dehors, en plein air, balayés par les vents. Pouvoir échanger avec les pêcheurs et partager avec eux un moment très convivial, fut une expérience vraiment incroyable et très enrichissante. »
Anne-Sophie Pic en 5 produits
En coulisses
Au-delà de sa cuisine, Anne-Sophie Pic transmet aussi son expertise culinaire à travers une série d’ouvrages, dont le Livre Blanc (Hachette), paru en 2012, et Une cheffe dans ma cuisine, paru en 2022 (Albin Michel). En 2023, elle publie Imprégnation (Hachette), à mi-chemin entre un recueil de recettes et un livre d’art.
Crédits photos : ©Mehdy Nasser ; ©Groupe Pic ; ©Maison Pic ; ©iStock ; ©PONANT/V. Vauchelle
Cap sur des voyages savoureux